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À la nuit tombée, expliqua-t-elle, elle conduirait la voiture de patrouille de la police jusqu’à son Rigoloir. Il y avait un abri, à côté de la cabane, sous lequel elle pourrait la dissimuler à la vue. À son avis, le seul moment dangereux serait celui pendant lequel elle emprunterait la nationale 9, mais même là le risque serait réduit, dans la mesure où elle n’aurait que six kilomètres à parcourir. Après quoi, elle ne roulerait plus que sur des chemins desservant des pâturages, dont beaucoup n’étaient plus entretenus depuis que l’élevage, à ces altitudes, était devenu une rareté. Quelques-uns de ces chemins restaient encore coupés de barrières à bétail, mais elle et Ralph, expliqua-t-elle, en avaient obtenu les clefs lorsqu’ils avaient acheté cette propriété. Ils n’avaient même pas eu à les demander ; les propriétaires des terres les leur avaient données. C’est ce que l’on appelle voisiner, dit-elle à Paul, réussissant à investir ce terme sympathique de nuances cachées et insoupçonnées : suspicion, mépris, amusement amer.
« Je vous aurais bien emmené avec moi simplement pour garder un œil sur vous, maintenant que vous avez montré à quel point vous étiez peu digne de confiance, mais ça ne marcherait pas. Je pourrais vous installer à l’arrière de la voiture, mais je ne pourrais pas vous ramener. Il va falloir que je me serve de la moto tout-terrain de Ralph. Je vais probablement tomber et me casser mon biscornouille de cou ! »
Elle rit joyeusement pour montrer qu’elle avait le sens de la plaisanterie, mais Paul ne l’imita pas.
« Et si jamais ça vous arrivait, Annie, qu’est-ce qui m’arriverait, à moi ?
— Ça ira très bien pour vous, Paul, répondit-elle d’un ton serein. Quel pessimiste vous faites, bon sang ! »
Elle marcha jusqu’à l’un des soupiraux de la cave et regarda quelques instants dehors, évaluant l’arrivée de la nuit. Paul l’observait, l’air sombre. Si jamais elle tombait de la moto de son ex-mari, ou si elle quittait l’une de ces routes de montagne sans macadam, il avait la certitude que ça n’irait pas bien du tout pour lui. Il croyait au contraire qu’il mourrait ici comme un chien et que lorsqu’un terme aurait été mis à ses souffrances, il servirait de festin aux rats qui devaient déjà surveiller ces deux bipèdes indésirables, depuis l’instant où ils avaient fait intrusion dans leur domaine. Il y avait maintenant une serrure Kreig sur la porte de l’arrière-cuisine, avec un pêne aussi gros que son poing. Les soupiraux de la cave, comme s’ils illustraient la paranoïa d’Annie (et il n’y avait rien d’extraordinaire à cela ; toutes les maisons ne finissent-elles pas par refléter la personnalité de leur propriétaire ?) n’étaient rien de plus que des meurtrières poussiéreuses, d’environ cinquante centimètres de long sur trente-cinq de haut. Il ne pensait pas qu’il aurait pu se glisser à l’extérieur par l’un d’eux, même à l’époque où il était en pleine forme physique, ce qui était loin d’être le cas aujourd’hui. Il pouvait tout au plus espérer en casser un et appeler à l’aide au cas improbable où quelqu’un arriverait avant qu’il ne mourût de faim, mais il n’y avait pas là de quoi le rassurer beaucoup.
Les premiers élancements douloureux se glissèrent dans ses jambes comme une eau empoisonnée. Avec la sensation de manque. Son organisme réclamait le Novril. C’était le il faut quel non ? Et comment !
Annie revint et prit la troisième bouteille de Pepsi.
« Je vous en descendrai deux autres avant de partir, dit-elle. Pour l’instant j’ai besoin de sucre. Pas d’objection, n’est-ce pas ?
— Absolument aucune. Mon Pepsi est votre Pepsi. »
Elle décapsula la bouteille et but longuement. Paul pensa : Chug-a-lug, chug-a-lug, make ya want to holler hi-de-ho. De qui était-ce ? Roger Miller, non ? Vraiment marrant, les trucs qui vous viennent à l’esprit.
Hilarant.
« Je vais le mettre dans le coffre de la voiture et me rendre à mon Rigoloir. Je vais prendre toutes ses affaires. Je mettrai la voiture dans l’abri et je l’enterrai avec… avec ses restes… dans les bois, là-haut. »
Il ne répondit rien. Il ne cessait de penser à Vache à Lait numéro 1, qui n’avait cessé de meugler jusqu’à ce que la mort la fît taire et un autre de ces grands axiomes de la Vie dans les Hauteurs lui parut s’imposer : Les vaches mortes ne meuglent pas.
« J’ai une chaîne pour fermer l’entrée de l’allée. Je vais la mettre. Si la police vient, elle leur donnera peut-être des soupçons, mais je préfère qu’ils aient des soupçons que de les voir rentrer chez moi pour qu’ils vous entendent faire votre biscornouille de cirque. J’ai envisagé de vous bâillonner, mais les bâillons sont dangereux, en particulier lorsqu’on prend des médicaments qui ont un effet sur la respiration. Ou bien vous pourriez vomir. Ou alors vos sinus pourraient se fermer, tellement c’est humide ici. Avec les sinus fermés et un bâillon à travers lequel il serait impossible de respirer, vous… »
Elle détourna le regard et passa aux abonnés absents, soudain aussi silencieuse que l’une des pierres du mur, aussi vide que la première bouteille de Pepsi qu’elle avait bue. Make ya want to holler hi-de-ho. Et Annie avait-elle vociféré hi-de-ho aujourd’hui ? Un peu mon neveu. Oh mes frères, Annie avait poussé ses hi-de-ho jusqu’à ce que la cour fût pleine, n’en jetez plus ! Il éclata de rire. Rien n’indiqua qu’elle l’avait entendu.
Puis, lentement, elle revint à elle.
Elle regarda autour d’elle, cilla.
« Je vais mettre un mot à l’un des maillons de la chaîne », dit-elle lentement, rassemblant ses pensées. « Il y a une ville à une cinquantaine de kilomètres d’ici. Elle s’appelle Steamboat Heaven. Un nom comique pour une ville, non ? Ils ont organisé le plus grand marché aux puces du monde – c’est du moins ce qu’ils racontent. Il a lieu chaque été. On y trouve toujours beaucoup de céramiques à vendre. J’écrirai sur le billet que je suis là-bas, à Steamboat Heaven, pour acheter des céramiques. Je dirai que je dois y rester pour la nuit. Et si plus tard on me demande où je suis descendue, afin de pouvoir vérifier, je répondrai que je n’ai rien vu d’intéressant et que finalement j’ai préféré repartir. Sauf que j’étais fatiguée. C’est ce que je dirai. Je dirai que je me suis garée pour faire un petit somme, par peur de m’endormir au volant. Oui. Je dirai que je n’avais pas l’intention de dormir bien longtemps, mais que j’étais tellement fatiguée à cause du travail de la ferme, qu’en fin de compte je ne me suis pas réveillée de la nuit. »
Paul se sentit abattu par la profondeur de son esprit retors. Il prit soudain conscience que Annie faisait exactement ce que lui n’avait jamais pu faire : jouer à Sauras-tu ? dans la réalité. C’est peut-être pour cela, songea-t-il, qu’elle n’écrit pas de livres. Elle n’en a pas besoin.
« Je vais revenir aussi rapidement que possible, car la police va venir ici. »
Perspective qui ne semblait pas le moins du monde troubler sa bizarre sérénité ; Paul n’arrivait pas à croire, toutefois, qu’elle ne se rendît pas compte, dans quelque recoin obscur de son esprit, à quel point ils se rapprochaient de la fin de la partie.
« Je ne pense pas qu’ils viendront cette nuit – sauf peut-être une patrouille sur la route – mais ils viendront. Ils viendront certainement. Dès qu’ils sauront qu’il a disparu. Ils suivront le même itinéraire que lui, ils chercheront à savoir où il s’est arrêté, qui il a vu et ainsi de suite. Vous ne croyez pas, Paul ?
— Oui.
— Normalement, je devrais être de retour avant qu’ils ne viennent. Si je peux repartir sur la moto dès l’aube, je devrais même pouvoir arriver ici avant midi. Je devrais pouvoir les battre. Parce que s’il est parti de Sidewinder, il a dû s’arrêter dans beaucoup d’endroits avant de débarquer ici.
« Le temps qu’ils arrivent, vous devriez être installé de nouveau dans votre chambre comme un coq en pâte. Je ne vous attacherai pas, je ne vous mettrai pas de bâillon, rien de tout ça, Paul. Vous pourrez même regarder par la fenêtre quand je sortirai leur parler. Parce qu’ils seront deux, la prochaine fois, je crois. Au moins deux, vous ne pensez pas ? »
Paul le pensait.
Elle acquiesça, satisfaite.
« Mais s’il le faut, je peux m’occuper de deux flics. » Elle tapota son sac kaki. « Il ne faudra pas oublier le revolver du gosse pendant que vous regarderez, Paul. Il ne faudra pas oublier qu’il sera là-dedans tout le temps pendant que je parlerai à ces flics qui vont venir demain ou après-demain. Le sac ne sera pas fermé. Que vous puissiez les voir, ce sera parfait, mais si eux vous voient, Paul – par hasard ou parce que vous tenterez quelque chose comme aujourd’hui – si cela arrive, je sortirai le revolver du sac et commencerai à tirer. Vous êtes déjà responsable de la mort de ce gosse.
— Conneries », rétorqua Paul, sachant qu’elle risquait de lui faire mal mais s’en moquant.
Un sourire serein et maternel fut cependant sa seule réaction.
« Oh vous savez, reprit-elle, je ne me fais pas d’illusions. Je ne me dis pas que cela vous retiendrait. Que la mort de deux personnes vous retiendrait, si cela pouvait vous aider… mais elle ne vous aiderait pas, Paul. Parce que si je dois en descendre deux, j’en descendrai deux autres. Les deux flics… puis nous deux. Et je vais vous dire encore une chose : je crois que vous tenez encore à votre peau.
— Plus tellement, répondit-il. Je vais vous dire la vérité, Annie. Avec chaque jour qui passe, ma peau devient quelque chose dont j’ai de plus en plus envie de me débarrasser. »
Elle rit.
« Oh, c’est une chanson que j’ai déjà entendue. Mais il n’y a qu’à voir leur tête lorsqu’on veut débrancher leurs fichus appareils d’assistance respiratoire ! Alors là, c’est une autre histoire ! Oui ! Là, ils se mettent à gémir et à pleurer comme de vrais sales morveux ! »
Ce qui ne t’a jamais empêchée d’aller jusqu’au bout, Annie, hein ?
« Peu importe, dit-elle. Je voulais simplement que vous sachiez où on en était. Si vraiment vous vous en fichez, hurlez tant que vous voudrez quand ils viendront. Ça dépend entièrement de vous. »
Paul ne répondit rien.
« Quand ils viendront, j’irai leur parler au bout de l’allée et je leur dirai que oui, un policier de l’Etat est bien venu ici. Je leur dirai qu’il est venu au moment où je m’apprêtais à partir pour Steamboat Heaven pour aller voir les céramiques. Je leur dirai qu’ils m’ont montré votre photo. Je leur dirai que je ne vous ai pas vu. Alors l’un d’eux me demandera : "C’était l’hiver dernier, madame Wilkes. Comment pouvez-vous en être aussi sûre ?" Et je répondrai "Si Elvis Presley était encore en vie et que vous l’ayez vu l’hiver dernier, est-ce que vous vous en rappelleriez ?" Et ils diraient oui, probablement, mais qu’est-ce que cela a à voir avec le prix du café à Bornéo ? Et je dirai que Paul Sheldon est mon écrivain préféré et que j’ai déjà vu des tas de photos de lui. Et il faudra que je dise exactement ça, Paul. Savez-vous pourquoi ? »
Il le savait. Son habileté continuait à le confondre. Il se dit qu’il n’aurait pas dû s’en étonner, depuis le temps, mais c’était plus fort que lui. Il se souvint de la légende sous la photo d’Annie, pendant qu’elle se trouvait sous surveillance, entre la fin du procès et le retour du jury. Il s’en souvenait mot à mot. Où est le Dragon femelle ? Annie lit paisiblement en attendant le verdict.
« Ainsi donc, continua-t-elle, je dirai que le policier a écrit tout ça dans son carnet et qu’il m’a remerciée. Je dirai aussi que je l’ai invité à prendre une tasse de café, et que pourtant j’étais pressée. Ils me demanderont pourquoi. Je leur répondrai qu’il devait savoir que j’avais déjà eu des ennuis avec la justice, et que je voulais qu’il se rende compte par lui-même que tout était parfaitement normal ici. Mais qu’il avait refusé, parce qu’il devait continuer son enquête. Alors je lui avais proposé de prendre un Pepsi avec lui, à cause de la chaleur qu’il faisait et qu’il avait dit oui, merci, c’est très gentil. »
Elle vida son deuxième Pepsi et tint la bouteille de plastique vide entre elle et lui. Vu au travers, son globe oculaire, énorme et mobile, avait l’air d’un œil de cyclope, et le côté de sa tête présentait un renflement ondulant d’hydrocéphale.
« Je m’arrêterai pour mettre cette bouteille dans le fossé à environ trois kilomètres d’ici. Mais avant, j’aurai collé ses doigts dessus, bien entendu. »
Elle lui sourit – un sourire sec, très sec. « Pour les empreintes digitales. Ils sauront alors qu’il est allé plus loin que chez moi. Ou si vous préférez, ils le croiront, ce qui revient au même, n’est-ce pas, Paul ? » Son abattement s’accrut.
« Si bien qu’ils continueront sur la route et qu’ils ne le trouveront pas. Il aura tout simplement disparu. Comme ces fakirs qui font sortir une corde d’un panier, grimpent après et s’envolent. Pouf !
— Pouf, fit Paul.
— Il ne leur faudra pas longtemps pour revenir. Je sais ça aussi. Après tout, s’ils ne trouvent pas d’autres traces de lui après ici, en dehors de la bouteille, ils se diront sans doute qu’il leur faut un peu remonter en arrière. Que voulez-vous, je suis cinglée, non ? Tous les journaux l’ont dit. Aussi timbrée qu’une lettre recommandée !
« Mais ils commenceront par me croire. Je ne pense pas qu’ils voudront réellement fouiller la maison. Pas au début, du moins. Ils iront farfouiller ailleurs et ils vérifieront d’autres hypothèses avant de revenir. Nous disposerons d’un peu de temps. Peut-être d’une semaine. »
Elle le regarda avec une expression neutre.
« Il faudra écrire plus vite, Paul », conclut-elle.